La Maison de demain
Conçue par l'architecte Roger D'Astous et construite en 1961, elle représentait
l'avenir de l'architecture résidentielle.
Or depuis, elle n'a été ni reproduite ni imitée.
Comment expliquer sa présence surprenante dans un environnement typique d'un
quartier de banlieue où se mutiplient des bungalows, cottages et split-levels
relativement semblables?
Signé: Roger D'Astous
Un bâtisseur de maisons avant tout
C’est avec ces mots que l'historien de l’architecture Claude Bergeron qualifie Roger D’Astous.1
Bien que l'hôtel le Château Champlain, le Village olympique, la station de métro
Beaubien et les nombreuses églises qu’il a conçues soient souvent évoqués quand
il est question de D’Astous, c’est effectivement la conception de maisons et de
résidences qui constitue la part la plus importante de son œuvre.
Il affirmait pourtant préférer les projets à petite échelle.
« Plus un projet est gros, plus il y a de monde
dedans […] plus la vision initiale peut être abatardie et plus les solutions
sont timides, peu audacieuses. »
2
C’est dans les résidences qu'il a conçues que se manifeste le plus l’influence
de l’architecte Frank Lloyd Wright auprès duquel il fait un stage d’une année en
1952. Ce séjour sera déterminant dans la vision de l’architecture du jeune
D’Astous. Une architecture dite organique où le bâtiment doit s’inscrire dans
son environnement et dont
«[chaque] partie fait corps avec l’oeuvre, elle lui est intrinsèque, comme
l’oeuvre est intrinsèque à la nature où elle prend place.»
3
Aussi, D’Astous en viendra à utiliser presque exclusivement des matériaux naturels comme le bois et la pierre pour des constructions harmonisées avec le site. Il souhaitait aussi adapter les principes de F. L. Wright au climat et aux conditions d’ici.
Une maison typique de d'Astous même si ...
La composition des maisons de Roger D'Astous est marquée par une approche
fonctionnelle où les zones de séjour et de repos sont séparées et généralement
distribuées de part et d'autre d'une zone de circulation.
Plusieurs sont de type plain-pied dessinées selon un plan dit
en ligne
où les zones se déploient à l'horizontale de part et d'autre de la porte
d'entrée. Elles occupent généralement de vastes terrains et s'ouvrent souvent
sur des terrasses.
Ce sera différent pour la Maison de demain.
Contraint par la topographie et la superficie du terrain de banlieue où elle
sera érigée, D'Astous imagine une composition carrée en deux parties
superposées: un rez-de-chaussée de faibles dimensions sur lequel est déposé en
porte-à-faux un étage beaucoup plus grand.
Cette composition emprunte plusieurs des éléments de la Villa Savoye de Le
Corbusier dans laquelle il a appliqué les cinq principes qu'il proposait comme
fondements de l'architecture moderne.
Pour en savoir plus sur Le Corbusier et la Villa Savoye
À l'étage, les différentes aires sont distribuées de façon centripète autour du noyau central que constitue le puits d'escalier. Le tout est éclairé par un lanterneau sur le toit de mêmes dimensions que le puits d'escalier. Un deuxième lanterneau plus petit éclaire une salle de bain.
Par son implantation, la maison est disposée de façon à maximiser la lumière à la fois généreuse dans les aires publiques et discrète dans les aires privées. La cour et la piscine sont judicieusement situées du côté soleil. L’intimité est assurée par l’utilisation de verre dépoli, de claustra et de fenêtres en bandeau.

Trois des façades extérieures de l’étage sont parées d’aluminium profilé et la
quatrième donnant sur la piscine consiste en un mur-rideau habillé d’un claustra
extérieur en aluminium .
Aux quatre coins, les façades avant et arrière font saillie et révélent, du côté
intérieur, un stratifié rouge. Ce matériau est aussi utilisé pour les portes
extérieures de la maison.
Constante dans les maisons de D'Astous, l'ossature apparente se compose, à chaque niveau, de sept poutres transversales jumelées en cèdre lamellé-collé et soutenues par quatorze piliers. Cette configuration sans aucun mur porteur dégage l'espace intérieur. Chaque pilier est muni d'un empattement cruciforme en acier et chaque poutre d'un capuchon en aluminium.
Les plafonds déposés sur les poutres sont constitués par un assemblage de pièces du même bois de cèdre unifiant ainsi l'intérieur et l'extérieur.
Le rez-de-chaussée, cube aux dimensions plus restreintes que celles de l'étage, permet un accès protégé des intempéries à la terrasse et à la piscine. Il forme autour de l'escalier vers l'étage un patio avec un jardin intérieur où moellons, ardoise et gravier sont mariés au verre et au bois.
À l’étage, une galerie autour de la cage d'escalier donne accès aux différentes pièces.
Les chambres et salles de bains sont localisées du côté de la pénombre alors que
du côté ensoleillé, l’espace est à aire ouverte.
Dans la zone de clarté à aire ouverte: un salon, une salle à manger, la cuisine et un studio.
Agrandissement
En 1966, un nouveau propriétaire, M. Dansereau, confie à D'Astous le mandat de
concevoir un garage. Les plans et images qui suivent montrent le bâtiment
détaché de la maison. En lui donnant un toit plat et en utilisant les mêmes
matéraiaux de recouvrement l'architecte a pris soin de bien intégré l'ajout à
l'ensemble de la propriété.
La maison de demain est moderne
L'architecture moderne ou le modernisme est un courant qui a pris naissance avec
le XXe siècle. Les architectes de ce mouvement en rupture avec le passé vont
proposer des édifices dont la forme en exprime la fonction et est dénuée
d'ornements. Pour y arriver, ils vont profiter des progrès techniques dans les
procédés de construction et de l'apparition de nouveaux matériaux comme le
béton, l'acier et le verre.
Les grands noms de la première moitié du XXe siècle en sont ceux de Le Corbusier
en France, Walter Gropius qui a fondé le Bauhaus en Allemagne, Frank Lloyd
Wright célèbre pour ses Prairie Houses qui laisseront leur marque sur tant de
bungalows partout en Amérique du Nord et Ludwig Mies van der Rohe dont le crédo
minimaliste
Roger D'Astous est certainement un des pionniers du mouvement moderne au Québec. Comme nous l'avons dit précédemment, dans la plupart des maisons qu'il a conçues il a appliqué les principes mis de l'avant par son maître Frank Lloyd Wright tout en les adaptant aux contexte et climat d'ici.
RÉFÉRENCES
1. Bergeron Claude, (2001). Roger D'Astous Architecte. Les Presses de
l'Université Laval, p.43.
2. Leclerc, Y et A. Desilets. (1973, 28 février).Roger D'Astous,
l'oiseau-rhinocéros, La Presse, p. A 16.
3. Bergeron Claude, op. cit., p.2.
PHOTOS
- Collection personnelle J. Rollin
- Bien bâti - Les visites privilèges,Arnaud Granata visite une maison de Roger
D'Astous, Hiver 2024, Télé-Québec.
- Fonds Roger D’Astous, Collection Centre Canadien d’Architecture/Canadian
Centre for Architecture, Montréal.
- LES MAISONS 12 juin 2019. Repéré en ligne à
https://www.lesmaisons.co/trucs-et-astuces/cette-maison-de-boucherville-vole-la-vedette-avec-son-architecture-mais-la-salle-de-bain-fait-bien-jaser
- La Californie à Boucherville, La Presse, 4 juillet, 2019.Repéré en ligne à
https://www.lapresse.ca/maison/immobilier/2019-07-04/la-californie-a-boucherville"
La vedette du festival
Entre 1950 et 1960, la population de Boucherville passe de 3000 à 8000
habitants. La ville est en plein essor et certains prédisent qu'elle pourrait
devenir la métropole de la Rive-Sud soit « une ville idéale vers les années 2025
c'est-à-dire variant entre 300,000 à 400,000 âmes ...»
1.
Des centaines de maisons y sont construites comme un peu partout dans les
nouvelles banlieues qui se dessinent autour des villes.
À partir de 1959, l'Association Nationale des Constructeurs d'Habitations lance
La Semaine Nationale de l'habitation dont le but est de susciter le goût d'être
propriétaire en utilisant de grandes campagnes de publiicité et plusieurs
événements comme
des parades d'habitation.
Ces parades consistent en la présentation d'un ensemble de maisons-modèles
ouvertes à la visite libre.
En 1961, l'Association des Constructeurs d'Habitations du District de Montréal choisit de tenir son Festival et Parade d'Habitations à Boucherville.
Une brochure remise aux visiteurs décrit à la page 19 la fébrilité de la Ville à l'approche de l'événement.
«[...]le Conseil Municipal de Boucherville, sous l'impulsion de son dynamique maire M. Clavis Langlois, a apporté sa totale collaboration pour l'installation des services d'acqueduc et d'égoûts. D'autre part la Corporation de Gaz Naturel,la Compagnie de Teléphone Bell et la Shawinigan Water & Power envoyèrent des ingénieurs travailler sur place en laison avec l'ingénieur de la Ville afin que ces installations essentielles soient en place à la date voulue.»
Le festival avait lieu dans un nouveau secteur appelé La Seigneurie développé
par la compagnie Boucherville Developments Ltd.
Pour en savoir davantage sur le quartier La Seigneurie
La brochure du festival2 présente certains des modèles de bungalows, split-levels et cottages des constructeurs participants.
L'attraction principale, le clou du festival est
la Maison de demain
Commandée à l'architecte Roger d'Astous et construite par la compagnie Boucherville Developments Ltd, la maison doit attirer les visiteurs et sert de vitine pour faire connaître les dernières nouveautés en matière de matériaux et nouvelles techniques de construction fournis par les diverses compagnies participantes .
Plusieurs journaux ont rapporté le succès du festival de Boucherville soulignant le grand nombre de visiteurs qui l'ont fréquenté et aussi la vente d'une centaine de maisons qui ont été commandées aux constructeurs. Le journal La Presse du 4 novembre 1961 avait publié ce qui suit.

En 1962, la revue Chatelaine décernait son prix maison de l'année au promoteur Boucherville Develoments pour la maison de demain. Dans son numéro de juin, elle consacre plusieurs pages à la description illustrée de l'intérieur de la maison.
RÉFÉRENCES
1. La Seigneurie, 20 février 1967, p.4. Repéré en ligne sur BANQ à
https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2571696?docsearchtext=La%20Seigneurie%2020%20février%201967
2. Images fournies par Luc Séguin dans le groupe Facebook Le Boucherville des
bungalows, 1950 à 1970.
C'est ainsi qu'apparaissait la maison à l'automne 1961, isolée au milieu des
chantiers de construction voisins.
Aujourd'hui, elle est entourée de maisons qui ne lui ressemblent en rien.
Quelque soixante années plus tard, elle demeure unique et sans pareille.
Pourquoi?
L'offre et la demande
L'architecte Guy Trudelle rappelait souvent la distinction entre architecture de
création et architecture de consommation. Comme en haute couture, un architecte
crée un modèle inédit, le plan d'un bâtiment unique. Il arrive, par la suite,
que le modèle soit adapté par un promoteur-commerçant pour le réaliser en
plusieurs exemplaires comme le fait le manufacturier de vêtements
prêts-à-porter.
La Maison de demain est certainement une oeuvre de création.
Comme nous l'avons vu précédemment, la commande passée à l'architecte Roger D'Astous consistait à produire une oeuvre hors de l'ordinaire et spectaculaire qui allait susciter la curiosité et amener d'éventuels visiteurs acheteurs au Festival et Parade d'Habitations de 1961.
Dans le cadre du festival, elle ne faisait pas partie des modèles de maisons que
proposaient les constructeurs participants et qu'on retrouve maintenant par
dizaines dans les rues du quartier où se trouve la Maison de demain.
Ci-dessous quelques exemples de modèles annoncés par certains constructeurs dans
la brochure du festival.
L'avenir est dispendieux
La maison n'était pas à la portée de toutes les bourses et certainement pas à
celles du visiteur cible du festival.
Les dimensions importantes du bâtiment, sa structure imposante, les matériaux
nobles utilisés de même que la superficie presque trois fois plus vaste que
celle des autres terrains de 60 pieds sur 100 proposés, tout cela exigeait un
prix beaucoup plus élevé que celui des bungalows et des cottages offerts à des
prix d'environ 12 000 $ à 15 000 $
Ce n'est d'ailleurs que deux ans plus tard en 1963 que le promoteur Boucherville
Developments Ltd trouva un acheteur au prix de 42 500 $
L'exception confirme la règle
Presque soixante-cinq ans plus tard, la maison continue de faire rêver. Elle
est, encore aujourd'hui, l'objet d'articles, reportages et documentaires dans
les médias qui la présentent toujours comme
une maison d'exception.
En voici quelques exemples que vous pouvez consulter.
LA MAISON DE DEMAIN, 4 avril 2012
sur le site de DOCOMOMO QUÉBEC
Repéré en ligne à La Presse, 4 juillet, 2019.
Arnaud Granata visite une maison de Roger D'Astous
Bien bâti - Les visites privilèges, Hiver 2024, Télé-Québec.
Exception,
nom féminin
2. Ce qui est en dehors de la norme, du commun.
anomalie, singularité.➙[...] il n'y aurait pas d'exception s'il n'y avait pas de
règle.
Le Robert, dico en ligne
En quoi la Maison de demain est-elle exceptionnelle? Pourquoi est-elle considérée singulière, en dehors du commun?
La première image à gauche nous montre des dessins d'enfants à qui on a
demandé de dessiner une maison.
La deuxième présente un ensemble d'icônes souvent utilisés en design graphique
de logiciels.
Qu'est-ce que ces dessins et ces icônes ont en commun? La réponse est qu'ils
correpondent tous à
l'archétype de la maison
.
De quoi s'agit-il?
Le Robert Dico en ligne définit l'archétype comme «Type primitif ou idéal ;
original qui sert de modèle[... En psychologie] pour Carl J. Jung, il s'agit
d'un symbole primitif, universel, appartenant à l'inconscient collectif.»
L'archétype de la maison est essentiellement une forme simplifiée, épurée, une
abstraction de notre expérience du réel. En simplifiant beaucoup, on pourrait
dire qu'il nous permet de reconnaître une maison lorsqu'on en voit une.
Par exemple, en s'inspirant de la célèbre peinture de René Magritte
La Trahison des images de 1929,
posons la question:
Laquelle des deux images suivantes est fausse?


La bonne réponse est qu'aucune n'est fausse puisque dans les deux cas ce que
nous voyons n'est évidemment pas une maison mais plutôt un ensemble de lignes
noires au-dessus de la phrase
Ceci n'est pas une maison.
Pouquoi sommes-nous perplexes dans le cas de la deuxième image?
C'est bien sûr parce que nous reconnaissons dans l'ensemble des traits noirs la
représentation mentale que nous nous faisons de l'archétype de maison que l'on
pourrait sommairement décrire comme un rectangle surmonté d'un triangle. Nous
interprétons le dessin comme étant celui de volumes constituant d'une part les
murs et d'autre part, le toit.
L'archétype de la maison est aussi chargé de valeurs au plan émotionnel. Il est
symbole de foyer, de refuge protecteur et sécuritaire, d'acceuil, de réconfort,
de partage.
La Maison de demain est donc exceptionnelle en cela qu'au milieu de centaines de
bungalows et de cottages de son quartier qui correspondent tous de près ou de
loin à l'archétype, elle s'en éloigne de façon radicale.
C'est aussi pourquoi elle continue encore aujourd'hui d'attirer le regard
curieux des passants.