Suzanne Binet-Audet
de village à banlieue un bungalow c'est... médiagraphie contact

De Paris aux Îles-Percées

Suzanne Binet-Audet

Comme dit la chanson, c'était le début d'un temps nouveau et cela coïncidait aussi avec le début de notre vie d'adulte. Dans la jeune vingtaine, mon mari Noël et moi étions revenus en juillet 1965 d'un séjour d'études de trois ans à Paris où nous habitions à la Cité internationale, cité dans la cité où nous n'avions aucun souci d'ordre matériel; à manger pour trente-cinq cents, à ne rien faire d'autre que son lit, à discuter avec des étudiants qui viennent de partout dans le monde, à n'avoir qu'à étudier et être dans Paris. Le retour fut un choc, contents de revenir mais comme dépaysés autant par la lourdeur de notre accent, l'amabilité des gens, la lenteur de la conduite automobile et surtout par l'espace immense, la légèreté et la jeunesse de nos traditions.

Mon mari était revenu avec un contrat en poche et devait s'occuper de préparer ses premiers cours de littérature au Collège Sainte-Marie. De mon côté, revenue au pays enceinte de sept mois, je préparais mon accouchement pour le mois d'octobre avec Trude Sekely qui inaugurait des cours pour l'accouchement sans douleur, nouveauté pour les jeunes mamans de cette époque.

Nous avions rapidement trouvé un logement à Montréal sur la rue Queen-Mary près de l'Oratoire St-Joseph. C'était un appartement au rez-de-chaussée, sans balcon sur l'extérieur, sombre mais avec de vastes pièces agrandies par l'absence de meubles. Sans le sou, et comme les cartes de crédit n'existaient pas encore, on se contentait d'une table et des chaises données par un menuisier voisin de chez ma mère, de l'ancien lit double de mes parents, d'un long bureau de travail récupéré au collège Bourget pour la préparation des cours de mon mari et d'une planche à repasser qui servirait au repassage des chemises mais aussi à langer notre bébé. Et notre fils a dormi les premiers mois avec nous dans un petit lit d'auto et plus tard à même le matelas de son parc qu'une amie de ma mère nous avait offert. Nous n'avions pas en tête de devenir propriétaires, ni à court ni à moyen terme. Dans cette situation de survie, on s'entend qu'aucune idée farfelue d'achat de maison ne venait nous effleurer l''esprit.

Et pourtant...

Nous avions gardé contact avec un couple ami connu à la Cité internationale de Paris et les avions invités à souper. Revenus l'année précédente, ils avaient déjà acheté une maison à Boucherville, un bungalow dont ils étaient très satisfaits et qu'ils payaient mensuellement, à notre grande surprise, le même prix que notre tanière de Montréal sans aucun espace extérieur accessible. Un souffle nouveau s'infiltrait dans l'avenir avec cette possibilité d'être un jour capables de se payer une maison.

À leur tour, Pierre et Diane nous invitent à visiter leur bungalow de Boucherville sur la rue des Iles -Percées. Déjà le nom était très évocateur mais en réalité, légère déception, aucune vue sur le fleuve et ses iles. En ce temps-là, on arrivait directement de la rue Cicot par le boulevard Marie-Victorin. Je me souviens que la rue des Iles- Percées débutait avec un petit rond-point au centre duquel on avait planté… un poteau électrique. La rue défilait sans arbre, comme dans un champ, en ligne droite jusqu'à la maison de nos amis. Le constructeur avait consenti à revêtir leur bungalow de cèdre en planches verticales selon leur désir. Les pièces claires et les grands placards étaient bien disposés. Mon impression première était que les maisons étaient toutes semblables, répétitives malgré la diversité de leur recouvrement. Je me souviens que ces matériaux de revêtement hétéroclites me faisaient l'impression d'un inventaire de magasin. Bref, ce n'était pas un coup de cœur. Le contraste avec les maisons de France tant aimées et toutes proches dans ma mémoire teintait mon appréciation. Mais! Il y avait de l'espace, le ciel s'ouvrait largement et les terrains de chaque maison étaient parfaits pour les enfants. Tout cela nous apparaissait comme un formidable endroit pour installer notre petite famille d'autant plus que les voisins de nos amis étaient tous de jeunes couples avec enfants.

Par chance, comme cette période des années 1960 pullulait de jeunes couples babyboomers, le gouvernement et les banques facilitaient l'accès à une hypothèque pour l'achat d'une première maison. Un bungalow se vendait autour de 16,500$ avec paiements fixes au taux de 6.25% sur 20 ou 25 ans à la Caisse Populaire, dette endossée par la SCHL après dépôt initial de 1,000$.

Comme Noël avait un bon emploi à 7,000$ par année c'était envisageable. On ne tergiversera pas longtemps même si un des frères de mon mari trouve qu'on s'embarque dans une folie, « un éléphant blanc! » À l'automne 1966 on rencontre donc M. Lucien Benoit, promoteur et contracteur.

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L’excavation du lot était déjà faite, mais nous pouvions encore choisir entre 3 modèles de mêmes dimensions. On choisit le même que celui de nos amis sauf qu'on prend les revêtements de brique et aluminium proposés par le constructeur; coût et entretien minimum.
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Il y avait à l'arrière du terrain un jeune saule dans une mini dénivellation qui donnait sur un petit ruisseau de drainage des terres. Nous étions presqu'au bout de la rue des Iles-Percées juste avant une petite pente qui menait au rang de Mortagne. Le rang donnait sur la campagne et les champs et un arbre immense et majestueux planté au bord de la route y couronnait le bout de notre rue. Il fut malheureusement foudroyé quelques années plus tard. Derrière la maison c'était un verger de trois ou quatre vieux pommiers et il y avait aussi un très grand arbre au milieu du terrain, frêne ou orme... abattu deux ans plus tard pour y mettre le tronc mort d'un poteau électrique exactement au même emplacement. Moi j'aime Hydro. Quelques maisons sur de Mortagne étaient déjà habitées par des voisins qui furent précieux pour nous. Nous avions un escadron de gardiens et gardiennes formidables tout juste à notre portée.

Le quartier avait une belle école toute neuve, l'école Pierre-Boucher et à côté, allait bientôt voir le jour le centre communautaire St-Louis, un bâtiment multifonctionnel qui regroupait l'église et plusieurs salles de rencontre, projet tout à fait novateur à l'époque et un des tout premiers au Canada.

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Ce fut-là le premier centre culturel bouchervillois. Grand-père Caillou, vedette d'une émission à Radio-Canada, y donnait des cours aux petits de Boucherville et des alentours. Je me souviens d'avoir vu le comédien Robert Rivard venir y chercher son enfant; peut-être Michel? Pas très loin mais tout de même à bonne marche de la maison, le nouveau centre commercial La Seigneurie nous servait de point de ravitaillement et de services.

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Deux ans plus tard, j'ai porté un regard différent sur les bungalows lors de l'hébergement de ma professeure Jeanne Loriod invitée comme concertiste à Montréal. Rien de semblable en France; elle trouvait notre banlieue complètement exotique. Elle adorait les espaces ouverts devant les résidences, les enfants jouant dans la rue, les petites maisons joyeuses et abondamment éclairées le soir, ce qui n'était pas le cas en France. Elle aimait le côté fantaisiste des revêtements. Pour elle notre banlieue signifiait la modernité et la liberté. Je restais tout de même moins convaincue qu'elle et toujours un peu critique du style de vie que cela imposait. Sans famille proche, sans services de garde, toutes ces femmes esseulées dans leur maison, reines du foyer, qui s'occupaient des enfants et faisaient toutes leurs tâches en même temps, aux mêmes heures, sans lieu de rencontre pour échanger. On parlait toutes « bébé » pendant que nos maris parlaient du monde à faire...C'était ça aussi la banlieue.

Maintenant que plusieurs décades sont passées, un regard différent se développe autour du bungalow. Ce que je n'aurais jamais imaginé en 1966, se produit aujourd'hui: on considère désormais ces habitations de banlieue comme témoins architecturaux de notre histoire et comme éléments incontournables du patrimoine moderne du Québec. Et j'ai le privilège de travailler à cette reconnaissance au sein de la Société du patrimoine de Boucherville.

La boucle est bouclée.